Le goût du profit a transformé, pour un nombre croissant d'acteurs peu scrupuleux, la réparation du préjudice corporel en un marché potentiellement juteux, pour ne pas dire un Eldorado... Toutes les manœuvres semblent semblent permises pour soutirer aux victimes des commissions substantielles et toutes sortes de frais, sous couvert de les assister dans leurs démarches face aux compagnies d'assurances. Malgré l'interdiction dont elles font l'objet, des entreprises commerciales (particulièrement présentes sur internet) dédiées à l'indemnisation du dommage corporel prolifèrent. Par ailleurs, un nombre conséquent de cabinets d'avocats invitent dorénavant les victimes à recourir à la « justice prédictive ». Il s'agit d'une justice reposant principalement sur des « barèmes » rigides et a-priori, qui ne tiennent aucunement compte de la singularité de chaque accident et de la situation de chaque accidenté. Particulièrement lucrative pour ce qui en font la promotion, la justice prédictive marque un tournant dans l'approche du droit dans son ensemble, qu'il s'agisse du droit social ou du droit du dommage corporel.

Justice prédictive et calculettes à indemnisation

La gratuité des services d'accompagnement : ultime argument commercial

Il paraîtra naturel à chacun qu'une victime de préjudices corporels cherche à se renseigner sur ses droits par le biais d'un moteur de recherche. Par l'entremise de Google, il lui sera possible en quelques secondes d'accéder à une mine d'informations plus ou moins pertinentes, ainsi qu'à une liste impressionnante de prestataires supposément compétents. Parmi ces derniers, un nombre conséquent d'avocats ou de sociétés commerciales proposant leurs services à titre « gracieux » ! mettant en avant « une indemnisation sans frais », une prise en charge totale, gratuite, aux effets immédiats. Ces acteurs ne s'embarrassent d'aucune déontologie, s'affranchissent de la rationalité, et s'affranchissent même de la loi dans certains cas. Ils exploitent sans vergogne la crédulité de victimes le plus souvent démunies et dépassées par ce qui leur arrive. L'heure est venue de dénoncer ces abus. Rappelons utilement qu'il incombe à l'avocat, seul acteur compétent en la matière, de conclure avec son client une convention d'honoraires qui précise dans le détail les conditions de son intervention et le calcul de ses émoluments. En règle générale, la convention prévoit un fixe et un pourcentage sur le résultat (couramment compris entre 6 et 12 pour cent). Il n'est pas permis à l'avocat de proposer des honoraires qui ne reposeraient que sur le résultat obtenu. Les conventions où ne figure qu'un pourcentage sur les résultats devraient en conséquence être déclarées nulles au titre de l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971 modifié par la loi du 6 août 2015.

La prolifération de sociétés commerciales prétendument expertes

On trouve désormais sur le Web une multiplicité de sociétés commerciales particulièrement intéressées par la clientèle des accidentés. Elles s'intéressent plus particulièrement aux accidents de la circulation, ces derniers présentant souvent un niveau de gravité qui laisse entrevoir des indemnisations importantes et par conséquent des commissions juteuses. Ces acteurs se présentent comme autant d'instances « d'aide aux accidentés ». On les trouve spontanément sur Internet par le biais de requêtes très générales dans les moteurs de recherche. Elles engagent les victimes à leur confier leur dossier d'indemnisation, se prévalant du statut de « spécialistes » aguerris. Elles promettent justice aux accidentés et amplification massive de leur indemnisation. Signalons que ces sociétés commerciales exercent dans la plus complète illégalité et qu'elles n'ont pas compétence à agir en qualité d'intermédiaire vis-à-vis des experts médicaux, de la justice, des compagnies d'assurances. Au prétexte de fournir une aide hasardeuse et non qialifiée, ces sociétés s'évertuent surtout à prélever des commissions importantes sur les indemnisations versées par les compagnies d'assurances en direction de la victime.
Le législateur a pourtant décidé récemment de remettre un peu d'ordre dans cette jungle :

« Les experts en assurances, experts privés ou autres mandataires ne peuvent pas assister une victime. » (Cour de cassation : 1ère CIV 17/02/2016 n°1-29686).

Mais en dépit de ces nouvelles dispositions, de nombreuses sociétés sans scrupules continuent d'exercer, à l'encontre de l'intérêt des victimes d'accidents.

Justice prédictive et outils de calcul d'indemnisation en ligne

« Calcul indemnisation », « calcul réparation dommages corporels », « conseil aux victimes »... Ces requêtes, couramment saisies par les victimes d'accidents dans les moteurs de recherche, renvoient à un nombre incalculable de résultats parmi lesquels il devient banal de trouver des « calculettes » permettant de chiffrer le montant d'une indemnisation « globale ». En quelques clics, en quelques secondes ! Il s'agit pour l'internaute-victime de renseigner quelques formulaires, souvent extraordinairement simplistes, pour voir apparaître sur l'écran le montant, à l'euro près, de l'indemnisation à laquelle elle a droit. De cette manière, revient à la victime le soin de chiffrer une pension alimentaire ou une prestation compensatoire. Tout semble ici d'une facilité déroutante : immédiateté, simplicité, dématérialisation, absence d'intermédiaire. Certains n'y voient que des avantages. Ces outils - que l'on ferait mieux d'appeler gadgets - , sans rapport décent avec la gravité du sujet dont il est ici question, développent chez leurs utilisateurs un sentiment d'autonomie ainsi qu'un émerveillement spontané devant la somme apparemment rondelette (même si parfaitement à hasardeuse) qu'ils annoncent.

À titre d'exemple, on trouve des questionnaires où l'on demande à la victime internaute de noter par elle-même, de 1 à 7, les préjudices qu'elle subit. A elle encore d'évaluer le niveau de sa douleur, son préjudice esthétique, son préjudice sexuel ou d'agrément, sa perte de revenu total depuis son accident, les frais qui demeurent à sa charge, et même les frais en tierces personnes… Tout cela fera bondir n'importe quel professionnel droit qualifié en réparation du dommage corporel. Et pourtant … Après avoir procédé à son évaluation, la victime, pour « en savoir plus », est invitée à entrer en contact avec le cabinet ou la société annonceuse, par mail ou par téléphone. Il lui sera alors proposé « un bilan » de sa situation... Aucun examen préalable en vue. Aucun entretien, aucune expertise médico-légale. La victime est ficelée, et c'est là l'essentiel. Elle est prise au piège, embarquée dans une aventure dont elle ne manquera pas de faire les frais.
Ces outils en ligne sont une insulte à la pratique du droit, et même à la justice au sens où elle devrait s'entendre. Ces pratiques qui relèvent du pur marketing et non de l'approche médico-légale dont devrait bénéficier n'importe quelle victime doivent être dénoncées.


Soulignons encore que la prolifération de ces officines ne doit rien au hasard. Elle intervient dans un contexte politique et social très particulier. Assureurs et pouvoirs publics ont en commun de promouvoir depuis maintenant quelques années le concept de « justice prédictive ». Une justice où la « barémisation » de toute forme de litige se substitue à l'examen au cas par cas et au jugement humain et qualifié. Les ordonnances Macron vont dans ce sens. Selon les partisans de cette approche, l'intelligence artificielle serait désormais en mesure de rendre des décisions rapides et adaptées sur n'importe quel sujet, dans n'importe quel contexte, sur la base de statistiques et de solutions toutes faites. Il en résulte que toute situation, tout accident, pourtant singulier et exceptionnel par nature, pourrait sans inconvénient être mis en équation. Et l'évaluation pourrait être immédiate. En matière de dommages corporels, cela revient à dire que la technologie et les algorithmes sauraient se substituer à l'expertise médico-légale et à l'examen attentif du dossier d'une victime !
Cette orientation profondément anti-juridique est l'émanation d'une volonté commune aux pouvoirs publics et aux compagnies d'assurances. Ses défenseurs affirment qu'elle va dans le sens de l'équité et d'une justice homogène à tout le territoire national. Pourtant, on ne peut s'y tromper : derrière cet argument fallacieux de l'équité, il y a des motivations éminemment économiques. Nul n'ignore la volonté des pouvoirs publics à rogner sur le budget de la justice. Il en est de même des compagnies d'assurances proposant les mêmes « calculettes », toujours soucieuses de boucler au plus vite et au moindre coût un dossier d'indemnisation de victime.

La justice prédictive est avant toute chose une justice hâtive et comptable, très lucrative toutefois pour certains.